De Van Gogh à Kandinsky

De l‘impressionnisme à l’expressionnisme, 1900-1914
Musée des beaux-arts de Montréal

L’art des avant-gardes française et allemande entre la fin du XIXe siècle et le début de la Première Guerre mondiale est très apprécié aujourd’hui. Ses créateurs sont des artistes renommés, tels Van Gogh, Gauguin, Matisse, Picasso, Cézanne et Kandinsky… Leurs oeuvres, qui se distinguent par leur originalité, leur force et leur beauté, comptent parmi les premiers chefs-d’oeuvre de l’art moderne. Quand l’histoire de l’art s’est intéressée à cette époque fascinante, deux discours critiques émergèrent, considérant les courants français et allemand séparément. Grâce aux recherches approfondies de Timothy O. Benson, conservateur du Robert Gore Rifkind Center for German Expressionist Studies au Los Angeles County Museum of Art (LACMA), cette exposition exceptionnelle, par l’importance de ses prêts, élargit notre compréhension de la complexité des influences interculturelles durant cette période, qui donna naissance à cette production artistique extraordinairement riche et fascinante.

Le contexte politique de cet avant-guerre détermine la manière dont nous considérons cette époque d’extraordinaire créativité et d’échanges entre artistes de France et d’Allemagne. Un siècle après l’éclatement de la Première Guerre mondiale, nous comprenons que l’atmosphère très cosmopolite en Europe avait préparé le terrain à cette phase d’effervescence artistique, tout comme nous revoyons les évènements qui l’ont brutalement stoppée lors de la déclaration de guerre de 1914. Nous allons suivre la trajectoire de l’expressionnisme, de ses origines, dans le Paris de 1900 – centre incontesté des arts de l’époque – jusqu’à l’Allemagne de 1914, alors que plusieurs de ses représentants répondaient à l’appel aux armes.

PARIS 1900

L’exposition s’ouvre sur le Paris de 1900, avec une présentation de son Exposition universelle et un aperçu des galeries et des cafés où les artistes découvraient et commentaient le plus récent art moderne. Cinquante et un millions de personnes prirent part à la grande foire mondiale de Paris. Dans les tous nouveaux Grand Palais et Petit Palais, les visiteurs pouvaient voir des oeuvres d’art de France, de ses colonies et d’ailleurs, puis traversaient le Palais de l’Électricité, un triomphe de la technologie, illuminé par cinq mille lampes à incandescence multicolores. Cette manifestation donnait aux populations l’occasion de découvrir le monde, transportées, sur un trottoir roulant, vers les sites des pavillons de nombreux pays, le long de la Seine. Des albums de photos souvenirs, des dessins d’architecture, des photos documentaires et stéréoscopiques, de même que des courts-métrages permettront d’apprécier l’atmosphère cosmopolite qui accueillait les artistes à leur arrivée dans la Ville lumière.

Les cafés de Montmartre et de Montparnasse continuèrent d’accueillir peintres, sculpteurs, romanciers, poètes et étudiants du monde entier dans une ambiance de grande liberté culturelle et sociale, souvent à l’extrême opposé de celle de leurs pays. Des galeristes comme Durand-Ruel et Bernheim-Jeune tenaient des expositions qui affirmaient la prééminence des impressionnistes et des post-impressionnistes. Paris attirait tous ceux qui brûlaient d’apprendre les leçons de la toute dernière avant-garde couronnée. Les échanges d’idées étaient facilités par les voyages, les livres, les revues d’art et les expositions qui allaient influer sur la production des artistes allemands du courant expressionniste.

DE L‘IMPRESSIONNISME À L’EXPRESSIONNISME

Bien que l’Allemagne n’ait pas eu de centre artistique comparable à Paris, les villes de Berlin, Dresde, Cologne, Mannheim, Munich et Essen accueillaient des expositions ou d’importantes collections, donnant aux artistes la possibilité de voir des oeuvres de l’avant-garde française et européenne. L’histoire de la provenance ou de la diffusion de plusieurs tableaux français de cette exposition peut être retracée en Allemagne avant 1914 ; ces oeuvres firent aussi partie à l’époque d’importantes rétrospectives à Paris, où les artistes de passage avaient l’occasion de les voir. Le caractère exceptionnel de l’attitude internationaliste prévalait dans les cercles progressistes en Allemagne, un rôle remarquable a été joué par nombre de collectionneurs, directeurs de galeries et historiens de l’art grâce à leur ouverture manifeste en faveur de l’art moderne produit hors de leur pays. Par exemple, Hugo von Tschudi, directeur de la Nationalgalerie de Berlin, fut l’instigateur, en 1897, du premier achat d’un tableau de Cézanne par un musée, acquisition qui déclencha moult controverses en France ! Et c’est à Munich, durant sa visite de la première grande exposition des arts de l’Islam, que Matisse prit conscience de l’importance de l’art de l’Asie et du Moyen-Orient pour sa propre esthétique.

LA COULEUR COMME ÉMOTION

Dans ce climat politique et social, où les artistes étaient très conscients de l’existence d’une avant-garde internationale, l’émergence de l’expressionnisme doit être considérée. L’exposition examine la réception des Cézanne, Van Gogh, néo-impressionnistes, fauves, Matisse et cubistes, en relation avec les expressionnistes de la Brücke (Le pont) puis du Blaue Reiter (Le cavalier bleu). Les premières oeuvres d’artistes de la Brücke – Kirchner, Heckel, Schmidt-Rottluff – présentées aux côtés de tableaux de fauves – Derain, Dufy, Braque et Matisse – montrent comment ces deux groupes contemporains, l’un allemand, l’autre français, s’inspirent au même moment des néo-impressionnistes, de Gauguin et de Van Gogh. Ils ont eu recours à leurs couleurs vibrantes, loin du naturalisme, pour exprimer librement leurs émotions. La suite du parcours révèle l’influence de Cézanne, et plus tard du cubisme, sur les artistes de la Brücke et du Blaue Reiter. Dirigé par Wassily Kandinsky et Franz Marc, ce groupe non officiel développa à son tour un vocabulaire de formes abstraites et de couleurs prismatiques comme moyen d’expression des valeurs spirituelles.

LA MONTÉE DU NATIONALISME

L’appréciation de l’art français n’était pourtant pas unanime en Allemagne. En 1908, l’empereur Guillaume II démit Hugo von Tschudi de ses fonctions de directeur de la Nationalgalerie de Berlin à cause de son soutien à l’avant-garde française. L’acquisition d’un Van Gogh par la Kunsthalle de Brême, en 1911, suscita une réaction véhémente de plusieurs artistes allemands – même si un plus grand nombre encore aient pris la défense du directeur du musée, Gustav Pauli. On voyait aussi un nationalisme virulent en France, où la réputation de Matisse souffrit de ce que ses oeuvres fussent avidement collectionnées par des Allemands, et du fait que son académie parisienne était fréquentée par de nombreux étudiants étrangers. Le nationalisme croissant qui teintait les débats sur l’art sonna le glas de l’utopie des échanges culturels qui avaient caractérisé la première décennie du XXe siècle.

LA GRANDE
GUERRE

L’exposition se clôt sur la Première Guerre mondiale, qui mit fin tragiquement à une période d’exceptionnelle créativité. Une série de photographies inédites documentant la guerre en France et en Allemagne, accompagnées de cartes postales, de cartes topographiques et de vues stéréoscopiques, établit la chronique de ce conflit majeur. Des extraits de lettres et de journaux intimes écrits par des artistes, dont plusieurs participèrent activement aux combats, donnent une vision intimiste de la période. Des photos de ces artistes en soldats, la mort de deux d’entre eux, Franz Marc et August Macke, apportent un témoignage de cette terrible conflagration.

DIE BRÜCKE

Premier regroupement des expressionnistes

Aujourd’hui, l’« expressionnisme » est généralement compris comme un mouvement artistique allemand distinct. À ses débuts, pourtant, à l’aube du XXe siècle, ce terme ne fut pas attribué à un pays en particulier. Il évoluait dans une atmosphère cosmopolite bouillonnante en Europe : les artistes français et allemands réagissaient aux derniers développements de l’art moderne avec des tableaux brillamment colorés, empreints de spontanéité. D’où l’expressionnisme a-t-il surgi ?

« Van Gogh a frappé l’art moderne comme un éclair », dit vers 1910 un observateur allemand à propos de l’influence de l’oeuvre pionnière d’un artiste moderne sur ses pairs en Allemagne. L’oeuvre de Van Gogh – mort quinze ans plus tôt dans une relative obscurité – s’était par la suite répandue grâce au réseau d’échanges culturels instauré sous forme d’expositions entre l’Allemagne et la France ; grâce aussi à la floraison de collections publiques et privées, au marché de l’art et aux voyages des artistes, marchands et directeurs de musées.

Le collectionnement frénétique et l’exposition d’oeuvres de Cézanne, Van Gogh, Gauguin et d’autres, s’accompagnaient de débats critiques enflammés dans les revues d’art illustrées et dans d’autres ouvrages. Des marchands d’art allemands, tels Wilhelm Uhde et Daniel-Henry Kahnweiler, ouvraient des galeries à Paris ; ils imposèrent la présence d’Henri Rousseau et de Picasso auprès d’un plus large public. À Berlin, le visionnaire Hugo von Tschudi commença à acheter des oeuvres d’art moderne français, tandis que Paul Cassirer fut parmi les premiers à exposer Van Gogh dans sa galerie privée. Cassirer organisa de nombreuses expositions qui circulèrent dans d’autres villes allemandes comme Dresde. C’est là qu’une première présentation de l’oeuvre de Van Gogh eut lieu à la galerie Arnold, en 1905, suscitant un grand enthousiasme parmi les artistes de la Brücke, premier regroupement des expressionnistes, fondé quelques mois auparavant.

DER BLAUE REITER

Fondé en 1911 à Paris.

Bientôt, les Fauves furent montrés en Allemagne, lors d’une exposition à Dresde, à laquelle des artistes de la Brücke participèrent également. Kirchner et Pechstein visitèrent l’exposition Matisse (accrochée par lui-même) chez Cassirer, à Berlin, en 1909 : ils informèrent Heckel, par une carte postale, de son caractère « sauvage ». De fait, Kirchner doit avoir été conforté par les recherches de Matisse sur la composition et sur l’espace.

Le groupe du Blaue Reiter, fondé en 1911, était bien au fait des tendances artistiques de l’heure à Paris. Ses membres fondateurs – Kandinsky, Jawlensky, Gabriele Münter et Marianne von Werefkin – y séjournaient fréquemment et présentaient leurs oeuvres au Salon d’automne et au Salon des Indépendants.

Les tonalités spectaculaires du fauvisme firent leur chemin dans leurs oeuvres à partir de 1908, année où le groupe commença de passer l’été à Murnau, un village des Alpes bavaroises où l’on goûtait la subtile lumière des lieux. Cette palette se reflète dans les flamboyants paysages de Jawlensky, Münter, Werefkin et Kandinsky. Aucun de ces tableaux ne peut s’imaginer sans Murnau ou n’aurait été possible sans l’influence du fauvisme. Pourtant, chacune de ces oeuvres originales a été créée par un artiste dans sa maturité et suivant une direction entièrement indépendante. Ainsi le développement de l’expressionnisme se produisit dans le milieu cosmopolite formé par les artistes, dans les galeries et les musées d’Allemagne aussi bien que de France, au début du XXe siècle. La fondation de groupes dont le nom est quasiment synonyme d’« expressionnisme » – Die Brücke et Der Blaue Reiter – se produisit à un moment clé où des artistes travaillant en Allemagne prêtèrent une attention soutenue aux styles développés en France. L’exposition cherche à rassembler des chefs d’oeuvre français et allemands en les plaçant dans leur contexte historique – rappelant quand et où ils furent exposés, collectionnés, et vus par d’autres artistes – de manière à ce que nous en jouissions à nouveau tout en captant le moment où les artistes qui les ont peints étaient inspirés les uns par les autres.

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